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Pour comprendre l’exaltation, la fièvre d’allégresse qui saisit Kersten, il faut que ceux qui ont connu le temps de Hitler y retournent par le souvenir et que les autres essaient de l’imaginer.
Manque de nourriture, manque de chauffage, manque de vêtements, queues interminables pour les objets de la nécessité la plus élémentaire, villes qui jamais ne s’éclairent la nuit – voilà quelle était matériellement l’existence normale pour des millions et des millions d’hommes. Et sur ces êtres débilités, épuisés, régnait sans cesse la peur. Ils tremblaient pour ceux qui étaient au combat, pour ceux qu’attendaient ou déjà renfermaient camps et prisons. Ils tremblaient – du moins ceux qui survivaient – sous les explosions de bombardements gigantesques et, l’alerte passée, ils tremblaient, au petit jour, d’entendre contre leur porte frapper les poings des policiers.
Kersten souffrait beaucoup moins des privations que la plupart des gens. Mais l’élevage et l’abattage clandestins sur sa propriété lui faisaient courir des risques considérables et qui allaient jusqu’à la peine de mort.
La petite guerre contre les contrôleurs, les ruses des Témoins de Jéhovah, tout ce qui apparaît aujourd’hui histoire amusante, se payait alors en alertes, en inquiétudes, en profonde fatigue nerveuse. Et surtout, Kersten, depuis longtemps, n’était plus capable de fermer les yeux sur les souffrances qui l’environnaient. La disette, le froid, l’angoisse des familles pour leurs proches, la crainte de la délation, la peur de dire un mot de trop, pesaient sur lui d’un poids toujours croissant. Quant à la terreur policière, il vivait pour ainsi dire dans les entrailles mêmes de la pieuvre qui, de ses tentacules, enveloppait, étouffait presque toute l’Europe.
Un seul trait suffit à peindre la simplicité presque enfantine de la joie qui emplit le cœur de Kersten, quand il fut certain de pouvoir passer deux mois dans un pays libre de contraintes matérielles et morales : il choisit comme date, pour s’envoler vers Stockholm, le 30 septembre, jour de son anniversaire. Il marquait par là qu’il n’y avait pas de plus beau cadeau qu’il pût recevoir de la vie et de lui-même.
Kersten, qui partait en qualité de courrier diplomatique finlandais, n’avait pas à craindre les douanes ou les services de contrôle. C’est pourquoi, parmi ses bagages, se trouvait une très grosse valise toute bourrée de papiers compromettants. Elle contenait le journal qu’il tenait régulièrement depuis plus de trois années et où il avait noté, tantôt en bref, tantôt dans le détail, ses conversations avec Himmler et jusqu’à ses confidences les plus dangereuses, comme celles qui concernaient la syphilis de Hitler. Mais ce n’était pas tout. Kersten emportait également de nombreuses copies de documents secrets qu’il avait pu prendre, grâce à Brandt, à la Chancellerie du Reichsführer.
Irmgard Kersten – que son mari continuait à tenir dans l’ignorance la plus complète de cette partie de son existence – regarda avec étonnement la volumineuse et pesante valise qu’elle ne connaissait point.
— Je crois bien, lui dit en riant le docteur, que j’ai eu un peu trop peur du froid en Suède. J’ai pris des vêtements chauds pour un régiment.
La grande voiture de Kersten le déposa avec sa famille au terrain de Tempelhof. L’avion décolla. Mais ce fut seulement lorsque la mer mouvante et glauque s’étendit sous le fuselage de l’appareil que Kersten ressentit enfin dans tout son être l’émotion merveilleuse de la liberté.
À l’aérodrome de Stockholm, un de ses vieux amis baltes, émigré en Suède, attendait Kersten. Il s’appelait Delwig. Un de ses ancêtres avait été le précepteur de Pouchkine.
Il accompagna Kersten et les siens jusqu’à une pension de famille confortable et modeste, en tout point telle que le docteur avait prié les Suédois de la choisir pour lui. Dès que les bagages y furent déposés, Kersten demanda à son ami s’il connaissait un endroit où il pourrait laisser en sécurité une valise très précieuse. Delwig lui conseilla de louer un coffre dans une banque et proposa de le faire tout de suite. Mais, quelle que fût son impatience de savoir ses documents à l’abri, Kersten avait un désir encore plus urgent à exaucer.
— Attendons jusqu’à demain, dit-il à Delwig. Maintenant, vite aux pâtisseries. Il n’y a plus rien de pareil en Allemagne.
Le lendemain, Kersten porta ses documents dans une banque. Il n’eut pas besoin d’y louer un coffre. L’employé lui dit qu’il suffisait de plomber la valise pour qu’elle fût en parfaite sécurité. On l’entoura donc de cordes solides et l’on y posa des sceaux sur lesquels le docteur imprima le cachet de sa bague, c’est-à-dire les armes que Charles Quint avait accordées, en 1544, à son aïeul, Andréas Kersten. Puis journal et papiers secrets furent mis dans un coin au sous-sol[11].
Deux jours après l’arrivée du docteur, un fonctionnaire subalterne des Affaires étrangères vint l’informer discrètement que M. Gunther, son ministre, désirait le voir le plus vite possible, mais chez lui et d’une façon tout officieuse, presque en cachette.
L’appartement privé de Gunther était situé, comme par hasard, à deux pas de la pension où les autorités suédoises avaient retenu des chambres pour le docteur. Ce fut là que les deux hommes se rencontrèrent et que s’engagea entre eux une conversation qui devait, par la suite, être décisive pour le destin de milliers et de milliers d’êtres humains.
Le ministre des Affaires étrangères commença par remercier Kersten pour les commutations de peine qu’il avait obtenues en faveur des Suédois arrêtés par la Gestapo en Pologne et qui auraient dû être exécutés pour espionnage.
— Je pense réussir à les faire libérer un jour, dit le docteur.
— Ce sera inespéré, dit Gunther. Mais ce n’est pas le motif qui m’a incité à vous faire venir jusqu’ici, vous le pensez bien. Je voudrais vous parler d’une affaire beaucoup plus importante. La pression des Alliés s’accentue chaque jour que nous entrions en guerre contre l’Allemagne. Cela est contraire à toutes nos traditions nationales de neutralité et à tous nos intérêts. Le lendemain même, les avions allemands feraient de Stockholm un autre Rotterdam en ruine. Par contre, j’ai en tête une grande œuvre humanitaire, et qui pourrait rendre aux Alliés des services immenses. Il s’agit de sauver le plus grand nombre possible de gens qui sont enfermés dans les camps de concentration. Voulez-vous être avec nous ?
— Naturellement, dit Kersten. Je m’occupe depuis deux ans, vous le savez, de prisonniers et de condamnés à mort. Leur nationalité ne comptait pas. Hollandais ou Finlandais, Belges ou Français, Norvégiens ou Suédois, j’ai essayé d’aider tous les malheureux sur lesquels j’ai pu recueillir des renseignements précis. Et je suis prêt à mettre tous les moyens dont je dispose au service de tous ceux qui souffrent.
— Alors, dit Gunther, nous allons essayer de voir grand.
À partir de ce jour, Kersten rencontra très souvent le ministre des Affaires étrangères, et les deux hommes mirent au point un projet d’une telle envergure qu’il semblait chimérique : arracher aux camps de concentration des milliers de déportés et les amener en Suède. Le gouvernement de ce pays devait convaincre les Allemands qu’il donnerait asile aux malheureux et prendrait leur transport à sa charge. La Croix-Rouge, représentée par le comte Bernadotte, servirait d’intermédiaire.
Quant à Kersten, son rôle, de beaucoup le plus important et le plus difficile, consistait à obtenir de Himmler qu’il laissât partir les déportés.